Adon Naaman est pasteur à Homs, en Syrie. Le 20 octobre 2025 il a partagé cette méditation lors de l’assemblée générale de la CMER (Communion Mondiale d’Eglises Réformées) qui s’est tenue à Chang Mai en Thaïlande.

Le texte de la méditation a été partagé dans une version française où le vocable anglais HOPE était traduit par espoir. Nous avons préféré utilisé le concept d’espérance pour mieux rendre compte de la pensée du pasteur Namaan.

L’espérance sans horizon : une théologie syrienne de la foi persévérante

Chaque fois que je voyage, qu’il s’agisse d’un court trajet en Syrie ou d’un vol à l’étranger, il se produit quelque chose de très prévisible.

Je choisis toujours la plus grande valise que je peux trouver.

Ma femme rit toujours et me demande : « Pourquoi as-tu besoin de tout ça ? Tu pars dans le désert ? »

Et je réponds toujours : « Je ne sais pas… peut-être que j’en aurai besoin. »

C’est presque devenu une blague familiale.

Mais au fond de moi, je sais pourquoi. Car pour beaucoup de Syriens, voyager n’est jamais seulement voyager. Il comporte une question cachée : « Et si je ne revenais jamais pour des raisons politiques ? »

Dans les aéroports, je remarque toujours cette petite tendance : la plupart des voyageurs étrangers voyagent avec des bagages légers. Mais quand je vois quelqu’un se débattre avec deux grosses valises, je souris discrètement et je me dis : « Celui-là est probablement syrien. »

Ce n’est pas parce que nous aimons accumuler des choses, mais parce que nous avons appris à vivre dans l’incertitude.

À toujours être prêt à faire face à l’imprévu.

À emporter non seulement ce dont nous avons besoin, mais aussi ce dont nous pourrions avoir besoin, au cas où la vie changerait à nouveau.

Et ainsi, la valise lourde est devenue pour moi un symbole, un symbole de notre vie en Syrie, et peut-être de la façon dont nous vivons en tant qu’êtres humains dans un monde où la certitude a disparu.

Nous vivons à une époque où l’avenir semble fragile.

Nous faisons des projets, mais nous ne savons pas toujours s’ils survivront à la nuit.

Et c’est là que commence mon histoire, dans cet espace entre espoir et incertitude.

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Depuis de nombreuses années, la Syrie vit dans ce que je ne peux décrire que comme un « peut-être » permanent.

Peut-être y aura-t-il la paix.

Peut-être y aura-t-il de l’électricité demain.

Peut-être que nos enfants auront un avenir ici — ou peut-être ailleurs.

Nous avons appris à vivre au jour le jour, à préserver nos rêves avec soin, comme du verre.

Au début, nous avions l’habitude de dire : « Un jour, tout cela prendra fin. »

Mais après des années de guerre et de déplacements, les gens ont cessé de compter les jours.

Nous avons appris une nouvelle façon de vivre, une façon où l’horizon disparaît et où l’on continue d’avancer malgré tout.

Mais cette expérience est-elle propre à la Syrie ?

Elle est partagée par beaucoup dans notre monde : à Gaza, au Soudan, au Liban, en Ukraine, partout où les gens se réveillent sans savoir ce que leur réserve le lendemain.

De ce terreau d’incertitude, quelque chose a commencé à grandir en moi, lentement, silencieusement, une nouvelle façon de comprendre la foi et l’espoir.

Une théologie née non pas des livres ou des conférences, mais de l’acte quotidien de survivre avec dignité.

Je l’appelle « l’espérance sans horizon ».

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Qu’est-ce que cela signifie ?

L’espérance sans horizon est l’espérance que l’on cultive lorsque l’avenir est incertain.

C’est la foi qui nous pousse à continuer d’avancer lorsque la route s’estompe dans le brouillard.

Il ne s’agit pas de voir la lumière au bout du tunnel, il s’agit de devenir la lumière à l’intérieur du tunnel.

Il y a une citation du dramaturge syrien Saadallah Wannous dont je me souviens toujours.

Elle dit : « Nous sommes condamnés à espérer. »

Je pense qu’il voulait dire que l’espérance n’est pas une option pour nous.

Ce n’est pas une humeur.

C’est une aptitude à survivre.

C’est la seule chose qui nous permet de rester humains lorsque tout le reste s’effondre.

En Syrie, j’ai découvert que nous sommes condamnés non seulement à espérer, mais aussi à accepter notre contexte.

Nous ne pouvons pas choisir des temps paisibles pour notre foi.

Nous vivons notre théologie au cœur de la tempête, et non au-delà.

Et c’est pourquoi je crois que l’espérance sans horizon n’est pas un luxe réservé aux bons jours. C’est l’oxygène spirituel des mauvais jours.

C’est ce qui permet aux gens de continuer à se soucier des autres, à servir et à croire, même lorsque rien n’a de sens.

Ce n’est pas de l’optimisme — l’optimisme consiste à s’attendre à ce que les choses s’améliorent.

L’espérance, d’après notre expérience, est autre chose.

L’espérance, c’est la décision de rester fidèle même si les choses ne s’améliorent pas.

Parfois, la vie ressemble exactement à cette image — une route qui s’estompe dans le brouillard.

Vous ne savez pas où elle mène.

Vous savez seulement que vous devez continuer à marcher.

C’est cela, l’espérance sans horizon.

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Il y a un passage de la Bible qui me touche toujours profondément :

Lamentations 3, 21-23.

« Voici ce que je veux méditer pour garder espoir : les bontés de l’Eternel ne sont pas épuisées, ses compassions ne prennent pas fin ; elles se renouvellent chaque matin. Que ta fidélité est grande ! » (Traduction version Segond 21)

Ces mots ont été écrits après la destruction de Jérusalem — la ville en ruines, le peuple exilé, le temple disparu.

Aucun horizon.

Aucun projet.

Pas d’avenir.

Et pourtant, cette voix ose dire : « J’ai de l’espoir ».

C’est là le cœur de l’espérance sans horizon.

Ce n’est pas une espérance qui nie la douleur, mais qui s’exprime à travers elle.

Elle n’attend pas que la situation s’améliore, elle crée du sens dans les ruines.

Une autre histoire qui m’inspire toujours est celle d’Abraham.

Le livre des Hébreux dit : « Il partit sans savoir où il allait. »

Le voyage d’Abraham a commencé sans carte.

La foi n’était pas un système GPS, c’était une relation.

Il faisait confiance à Celui qui l’avait appelé, et non à la clarté de la destination.

Et c’est le même schéma que nous voyons se répéter sans cesse dans les Écritures :

Dieu ne rencontre pas les gens au bout du chemin, mais dans le brouillard.

Moïse dans le désert.

Élie dans la grotte.

Les disciples dans la tempête.

Dans tous les cas, l’espérance ne consiste pas à éliminer l’incertitude, c’est sa transformation.

C’est comme si Dieu murmurait :

« Tu n’as pas besoin de voir l’horizon.

Tu dois seulement avoir confiance que je marche à tes côtés. »

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Cela m’amène à la raison pour laquelle je suis ici,

car le thème de cette Assemblée est « Persévérez dans votre témoignage ».

Et je veux vous dire ceci :

L’espérance sans horizon, c’est la persévérance.

C’est la foi qui refuse d’abandonner son témoignage.

En Syrie, la persévérance semblait très simple.

Elle ressemblait à un pasteur qui gardait l’église ouverte même lorsque la congrégation ne comptait que trois personnes.

Elle ressemblait à des serviteurs de l’école du dimanche qui continuaient à enseigner aux enfants dans des caves pendant les bombardements.

Elle ressemblait à des anciens [des conseillers presbytéraux ]qui continuaient à distribuer de l’aide à tous les habitants de la ville, même s’ils ne faisaient pas confiance à leurs voisins.

Aucun d’entre eux ne savait si leur travail changerait quoi que ce soit.

Ils croyaient simplement que l’amour valait toujours la peine d’être pratiqué.

C’est cela, le témoignage.

C’est cela, la persévérance.

Pour moi, persévérer dans le témoignage signifie garder la lumière — non pas jusqu’à l’apparition de l’aube, mais comme la lumière elle-même lorsque l’horizon a disparu.

Et c’est peut-être ce dont le monde a besoin aujourd’hui de la part de l’Église.

Pas de doctrines plus bruyantes, pas de structures plus imposantes, mais des communautés qui osent espérer sans garanties.

Des Églises qui restent humaines, compatissantes et fidèles même lorsque les résultats sont invisibles.

La théologie ne consiste donc pas à prédire l’avenir.

Elle consiste à prendre soin d’une foi qui peut survivre lorsque l’avenir disparaît.

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Revenons à l’histoire avec laquelle j’ai commencé : la valise lourde.

Peut-être que je prends encore trop de choses, car au fond de moi, je sais que la vie est imprévisible.

Peut-être ai-je accepté le fait que je ne peux pas contrôler l’horizon.

Mais j’ai aussi appris quelque chose de plus profond : même lorsque nous ne voyons pas la destination, nous pouvons toujours marcher ensemble.

L’espérance sans horizon nous enseigne la communauté — car dans le brouillard, personne ne marche seul.

Et c’est peut-être ce que Dieu enseigne à l’Église mondiale à notre époque : cesser de dépendre de la certitude, et commencer à dépendre les uns des autres — et de la grâce.

Ma prière pour nous, alors que nous sommes réunis ici, est que nous puissions apprendre cette théologie de l’espérance sans horizon :

Persévérer non pas parce que nous voyons la fin, mais parce que nous faisons confiance à Celui qui marche à nos côtés.

Car peut-être — juste peut-être — l’espérance sans horizon n’est pas la fin de la foi…mais sa forme la plus pure.