Cet article vient en complément du LEVANT 2024 intitulé « Arméniens d’ici, Arméniens d’ailleurs » que vous pouvez télécharger en version PDF sur la page suivante.
Cet article complémentaire est proposé par le professeur Antranig Dakessian, de l’Université Haigazian située à Beyrouth au Liban.
Dans une revue arméno-américaine, j’ai lu récemment un article intitulé « L’Artsakh, c’est nous ». Ce qui signifie que l’auteur se reconnaît lui-même et sa « communauté imaginaire » comme une partie de l’Arménie historique.
Artsakh est l’ancien nom de la province arménienne la plus orientale des Hautes-Terres, renommée Karabagh au 17e siècle en raison de son occupation par les Ottomans et les Perses. On peut se demander, cependant, ce qui fait qu’une nation, un peuple se considère comme étant l’Artsakh ? Est-ce une simple zone géographique, une composante historique ? Est-ce que cela va au-delà de son simple nom ?
Pour dire les choses différemment, comment peut-on définir une zone géographique ? Qu’est-ce que son contour ? Quelle est sa signification, sa valeur, en dehors de ses caractéristiques naturelles et topographiques ? Évoquer une zone géographique, sa localisation, les régions voisines, ses caractéristiques naturelles, son habitat, la météo, la nature, c’est comme ne mentionner que le sommet de l’iceberg.
Ce qui définit vraiment une zone géographique, c’est son habitat, ses habitants et leur interaction avec sa terre au fil des siècles.
En ce sens, l’Artsakh témoigne de la relation qui existait entre cette terre et ses habitants autochtones. Au fil des siècles, même des millénaires, cette interaction s’est transformée et a produit un héritage qui est le fruit de la combinaison de ce terroir et des habitants du pays.
Cet héritage ne se limite pas à l’histoire du pays et de ses habitants mais à l’ensemble de tout ce qui a été formé par la fusion et la refonte des diverses caractéristiques de cette terre en tant que culture (arts, traditions, architecture, mode de vie, alimentation, tapis, musique, sculpture, manuscrits, historiographie, artisanat, les croix de pierre khachkars, ethnographie, éducation, science, connaissances…) … et ce dont cette terre et ses habitants ont été les témoins dans l’histoire (les reliant au Moyen-Orient, à la Mésopotamie, à l’Assyrie, à l’Empire romain, à Byzance, aux Parthes, aux Perses, au Califat, aux Seldjoukides, aux Mongols, aux Croisés, aux Ottomans, aux Turcs, aux Russes et aux Iraniens, les rattachant aussi à l’occupation, à la création d’un État, à des massacres, à des victoires, à des persécutions, au déracinement et ce n’est pas le moindre, au tristement célèbre génocide arménien). Ces éléments aigres-doux de la culture et de l’histoire sont au cœur de la lutte constante pour préserver et protéger les caractéristiques arméniennes de liberté, de créativité, de relations amicales et pacifiques avec les voisins. En termes concrets, ces concepts sont les principes fondamentaux de la nation arménienne.
Comment une personne peut-elle s’identifier à une région qui n’est plus habitée par les membres de sa nation ? Il est indéniable que l’individu a le droit et la responsabilité de faire son choix parmi les caractéristiques et ingrédients très variés de ce qui constitue l’Artsakh, tout en s’identifiant à son passé ou au passé des ancêtres qui y habitaient, ainsi que dans l’une des 14 autres provinces qui constituent les hauts plateaux arménien.
Toutefois, il serait peut-être irréaliste de penser qu’une personne s’identifie/s’intègre à un territoire qui va au-delà de son environnement naturel. En fait, l’individu doit s’adapter, et adopter un mode de vie, un système de valeurs, un comportement et une mentalité, une posture et bien d’autres choses qui ne sont pas nécessairement conformes à ce qu’il perçoit de son territoire ancestral et de ses valeurs (perte et renaissance) auxquelles il a renoncé dans sa propre histoire.
Il serait également irréaliste d’espérer que l’individu soit totalement détaché de son milieu biologique, à savoir l’Arménie et les Arméniens.
Ainsi, l’individu doit choisir des éléments à la fois du passé et de son environnement naturel, et les ajuster à son contexte local, tout en forgeant son identité.
Il est évident que l’individu doit faire un effort pour sélectionner parmi la diversité de son héritage ancestral (comme la langue arménienne ou la foi chrétienne), son histoire nationale (perte de terres, dispersion), les éléments culturels arméniens (artisanat et beaux-arts), les caractéristiques intrinsèques de la nation (telles que le dur labeur, la créativité, la capacité de survie, l’éthique, etc.) et les symboles arméniens (le Mt. Ararat, la grenade, etc.). Il s’efforce de cultiver son propre lien d’attachement à la République d’Arménie, à la diaspora, à sa famille élargie et à sa communauté…et de les intégrer à son milieu actuel. Ce processus est remis en question par sa mémoire : ce qu’il faut oublier, conserver ou mettre en évidence et ce qu’il faut stocker comme éléments de base. C’est également un défi pour l’individu de sortir de sa « zone de confort ».
Créer son identité actuelle implique de s’engager avec les éléments qu’il a sélectionnés. C’est à chaque individu de mesurer l’étendue de son attachement, de son engagement et de sa loyauté envers son propre ADN, les Hautes-Terres arméniennes, la république historique et celle actuelle de l’Arménie. Il s’agit d’une recherche constante et d’un mouvement perpétuel pour regarder vers l’avenir, tout en recouvrant la gloire passée. Le but est de trouver un créneau favorable où nous pouvons remplir notre mission qui est de servir l’humanité, de contribuer à son bien-être et de vivre un mode de vie respectueux.
Le long processus de multiples sélections finit par mettre l’individu au défi de s’inscrire dans la réalité arménienne et le monde actuel. Il se situera dans la communauté multidimensionnelle dite « glocale ». C’est là que le milieu de travail local ou global, génétique ou ancestral, se mêlent pour unir l’individu avec l’humanité dans son ensemble et sa communauté arménienne imaginaire. Il est à la fois global et arménien, avec des clivages. Ces deux catégories requièrent un processus ininterrompu consistant à donner et à recevoir de l’environnement.
Pour conclure, être Arménien – ici ou ailleurs – signifie choisir parmi un vaste éventail d’éléments du patrimoine culturel arménien, multiforme et très diversifié, et un héritage historique national complexe, ainsi qu’un équilibre entre le fait de s’engager et de s’identifier à la fois à l’Arménie et à l’international. Cela implique de se rapprocher du passé et du présent, de son bagage génétique et du village global. Nous devons donc mener une double vie, arménienne et cosmopolite, tout en vivant l’expérience intermédiaire. Il s’agit donc du défi existentiel arménien de se définir une place et un rôle dans l’espace de l’ère technologique mondiale, d’entretenir des relations respectueuses avec des voisins controversés, de rechercher et défendre la vérité et la justice en dehors de toute politique et de servir l’humanité toute entière.
Dr. Antranig Dakessian, Université Haigazian