Cet interview est paru dans la revue éditée par l’UEPAL : « L’Eglise missionnaire », le numéro 3 de l’année 2025 (juillet), pages 9 et 10.

1) Cher Pasteur Ibrahim Nseir, pouvez-vous vous présenter et dire quelques mots sur votre communauté à Alep ?

Depuis 2007, je suis le pasteur de l’Église presbytérienne d’Alep qui appartient au Synode des Églises protestantes de Syrie et du Liban (NESSL). Notre communauté a été fondée par des missionnaires américains au milieu du 19ème siècle dans le cadre de leur action éducative au service de la société d’Alep. Nous avons été pionniers dans le mouvement œcuménique et dans le dialogue islamo-chrétien à Alep. Notre paroisse comptait près de 500 membres officiels avant la guerre, mais aujourd’hui ce nombre a chuté à 225. Néanmoins, nous poursuivons notre mission comme membre du corps du Christ.

2) Votre communauté a traversé 14 années de guerres et connu beaucoup d’épreuves. La grande majorité des chrétiens ont quitté la ville d’Alep. Pouvez-vous nous dire quels sont les principaux défis de votre communauté ?

Durant la guerre, les chrétiens ont fait face à beaucoup d’hostilité de la part de diverses milices et de groupes islamiques extrémistes : discriminations, restrictions religieuses, confiscation des biens des églises, pressions pour se convertir à l’islam, enlèvements, meurtres… Cette situation dangereuse a contraint les chrétiens à vivre dans une peur constante. Beaucoup ont été déplacés de force de leurs régions d’origine, perdant leurs maisons, leurs propriétés et leurs terres agricoles, et entraînant la désintégration de leur tissu social et familial. Les migrations à l’intérieur de la Syrie ou à l’étranger ont exposé beaucoup d’entre eux à des conditions difficiles.

La guerre a aussi détruit les infrastructures économiques, obligeant de nombreuses entreprises et industries dont dépendaient les familles chrétiennes à fermer. En conséquence, le taux de chômage a explosé et la pauvreté a augmenté, laissant de nombreuses personnes démunies et privées de biens essentiels suffisants. Les services publics se sont considérablement détériorés, les écoles et les hôpitaux ayant été détruits ou réquisitionnés à des fins militaires. L’accès à l’éducation et à la santé est donc devenu très difficile, compromettant l’avenir des jeunes générations.

Enfin, avec la chute du régime de Bachar al-Assad et l’arrivée d’un nouveau pouvoir, les chrétiens se retrouvent dans une situation d’incertitude et s’inquiètent de leurs droits et de leur sécurité. Beaucoup redoutent d’être marginalisés dans le nouveau système, d’autant plus que certains groupes extrémistes ont prôné l’établissement d’un État islamique fondé sur la charia.

3) En 2019, vous avez réussi à ouvrir un centre médical situé juste en face de l’église. Pouvez-vous nous dire comment est né ce projet ? Qu’est-ce qui vous a motivés et quelles ont été les difficultés ?

Face à un système de santé dévasté et à une souffrance humaine grandissante, notre paroisse a lancé son centre médical caritatif en 2019, comme une lueur d’espoir dans le ciel syrien. Notre motivation est à la fois humanitaire et spirituelle car notre foi nous pousse à répondre à la souffrance humaine. Nous voyons dans le Christ un modèle de service pour l’être humain et, à ce moment critique de l’histoire de notre nation, nous nous  sentons poussés à faire notre part Notre centre médical est ouvert à tous, sans prosélytisme : il incarne la mission humanitaire de l’Église et reflète notre responsabilité morale, dans un contexte très difficile concernant les services de santé.

En effet, le secteur de la santé en Syrie a connu un effondrement sans précédent qui s’est traduit par la destruction systématique de centaines d’établissements médicaux et par un exode massif de médecins et de personnels spécialisés, créant un fossé énorme entre les besoins des citoyens et l’offre de soins disponible.

La crise économique a ajouté une pression supplémentaire sur les citoyens, avec l’effondrement du pouvoir d’achat et la baisse du salaire minimum tombé à l’équivalent de 20 dollars par mois, faisant du traitement médical un luxe que la majorité des Syriens ne peuvent pas s’offrir.

Notre centre médical est confronté à d’énormes difficultés en raison des pénuries d’électricité (jusqu’à 20h par jour) comme l’a expliqué le Dr George Khayatt, directeur du centre : « Nous sommes confrontés à une bataille quotidienne pour maintenir la continuité des services médicaux essentiels en l’absence d’électricité pendant de longues périodes ». La chaîne du froid est indispensable pour les vaccins et certains médicaments. Cette situation nous rend dépendant de générateurs qui nécessitent du carburant cher et difficile à obtenir. Pour mieux faire face à ce défi, nous avons installé des panneaux solaires avec un système de stockage d’énergie.

Caroline Kassar, infirmière, explique : « Nous essayons d’être créatifs dans l’utilisation des ressources disponibles mais il y a des cas d’urgence qui ne peuvent pas attendre le retour de l’électricité, et c’est là que réside le plus grand défi ».

Un autre problème, a été l’approvisionnement en matériel médical dans un contexte de pénurie aggravé par les sanctions économiques imposées à la Syrie. Attirer du personnel médical qualifié a aussi constitué un enjeu crucial, à un moment où une grande partie des médecins et infirmières ont choisi de quitter le pays à la recherche d’un avenir meilleur. Comme le dit le Dr. Khayatt : « Nous avons dû bâtir la confiance à partir de rien, dans un environnement en ruine, et établir un système médical durable au milieu de l’effondrement complet des infrastructures de santé. »

4) Pouvez-vous nous dire ce que propose le centre en termes de soins, combien vous touchez de patients et pourquoi il est si important dans le contexte d’Alep ?

Aujourd’hui, cinq ans après sa création, nous pouvons dire que notre centre médical est important dans la vie de gens, non seulement au niveau des soins individuels, mais aussi pour la société qui y voit un signe d’espoir.

Le centre fonctionne avec une équipe de 40 médecins travaillant à temps partiel, presque bénévolement, et représentant un large éventail de compétences et d’expériences : médecine générale, cardiologie, pneumologie, rhumatologie et chirurgie orthopédique, ORL, neurologie, endocrinologie, diabétologie, psychiatrie, urologie, pédiatrie, obstétrique et gynécologie. Grâce à l’aide de diverses associations chrétiennes, nous possédons toute une gamme d’appareils médicaux modernes permettant de réaliser des diagnostics efficaces. Le centre héberge également deux cliniques dentaires entièrement équipées.

Nous travaillons en réseau et coopérons avec d’autres médecins, laboratoires et centres de radiologie qui acceptent de fournir des services à prix réduit pour les bénéficiaires de notre centre. Cette collaboration nous permet en effet d’offrir des soins de santé complets au coût le plus bas possible.

Notre clinique accueille environ 3 000 bénéficiaires par mois, ce qui en fait l’un des centres médicaux caritatifs les plus importants de la région en termes de volume de services. Ce chiffre reflète le besoin urgent de telles initiatives dans les circonstances difficiles que connaît le pays. Les médecins sont fiers de participer à ce travail humanitaire qui redonne espoir aux patients, et qui contribue à relever la ville d’Alep, dans un esprit de service, d’humanité et de don transcendant toutes les barrières.

5) Votre clinique est ouverte à tous, sans considération de religion ou d’appartenance. Parmi les patients, deux-tiers sont musulmans et un tiers chrétiens. Est-ce que vous diriez que cette œuvre permet aussi de recréer des liens sociaux, de participer à la guérison de la société civile ?

La ville d’Alep est marquée par une diversité de cultures et de religions. Notre centre s’inscrit dans une vision protestante humaniste qui remonte aux missionnaires du 19e siècle, comme le pasteur Daniel Bliss, dont les actions humanitaires et éducatives se sont adressées à tous, sans condition et sans discrimination. Le fait que chrétiens et musulmans fréquentent ensemble notre centre médical est une incarnation de la coexistence que nous voulons continuer de vivre à Alep. À l’heure où notre région est confrontée à d’énormes défis sociaux et économiques, le centre médical apparaît aussi comme un espace de reconstruction des liens sociaux brisés. Les salles d’attente bondées se transforment chaque jour en lieux de rencontre réunissant des personnes issues de tous horizons de la société d’Alep.

Un de nos bénévoles affirme que notre centre assure davantage qu’un simple service médical : « Il permet de retisser le tissu social déchiré par la guerre. Lorsque musulmans et chrétiens s’assoient côte à côte, partageant les mêmes souffrances et les mêmes espoirs, des liens humains se créent qui transcendent les appartenances plus étroites. » C’est un espace qui restaure la confiance perdue et est un signe de la possibilité d’une vie commune, sans considération sectaire.

Nous constatons que les services médicaux de notre centre ont aussi un impact psychologique et social important. Comme le témoigne l’une de nos infirmières : « Nous voyons souvent des amitiés se développer entre des patients de toutes origines, et aussi avec le personnel médical. »  « Il est important que chaque patient reparte du centre en ayant expérimenté un esprit d’humanité, d’empathie et de service désintéressé : c’est ainsi que nous participons à la guérison de notre société, c’est notre véritable message » affirme encore notre directeur.

6) Quels sont vos futurs projets pour cette clinique ?

En 2023, nous avons agrandi le centre avec une deuxième salle d’attente et un cabinet dentaire supplémentaire, contribuant ainsi servir les patients plus rapidement. Récemment, nous avons loué et rénové une surface supplémentaire de 250m2 destinée à accueillir un laboratoire médical, un cabinet d’ophtalmologie, un autre de cardiologie et une salle de physiothérapie.

À travers cette extension, nous voulons élargir l’étendue de nos services médicaux, mais aussi assurer à notre centre un meilleur équilibre financier : notre objectif est de parvenir à pérenniser notre centre médical et de permettre ainsi aux plus vulnérables d’accéder à des soins de qualité permanents.

                                                                               Propos recueillis par Mathieu Busch, fin avril 2025.