Voici une réflexion émouvante et forte qui témoigne de l’attachement qu’un arménien en diaspora peut avoir envers l’Arménie et le Haut-Karabagh (Artsakh) aujourd’hui en guerre.
Par le Dr. Hrayr Jebejian, secrétaire général de la Société Biblique dans le Golfe.
Je suis né à Beyrouth, au Liban, le 8 février 1957. Je suis un libano-arménien qui a vécu avec une double identité et une double histoire toute ma vie – une vie remplie d’épreuves et de guerres, pour le moins qu’on puisse dire. Tout d’abord, le Liban a une longue histoire de conflits locaux et régionaux et vient de subir une explosion dévastatrice qui a détruit la moitié de sa capitale. Par ailleurs, être arménien au XXIème siècle, c’est une bataille constante pour une identité nationale tout en combattant une bataille vieille d’un siècle pour la justice, c’est-à-dire, la reconnaissance de la première épuration ethnique du XXème siècle – le Génocide arménien. Les deux ont malheureusement plusieurs choses en commun (comme vous pouvez le voir), mais partagent surtout la dure tâche de construire une vie face à tant d’incertitudes, une vie au-delà du simple individu, une vie qui englobe les différents aspects d’une communauté.
J’ai déménagé à Chypre en 2005 et j’ai donc reçu la nationalité chypriote. J’ai travaillé dans les pays du Golfe arabique (persique) ces 30 dernières années. Je me retrouve souvent à me poser cette question récurrente : « Où est ma maison ? » Est-ce Beyrouth, Nicosie, ou mieux encore, le Koweit ? Je suppose que je suis ce que l’on appelle l’archétype d’un arménien vivant en diaspora.
Ne me méprenez pas, je suis plein d’affection pour tous ces pays qui m’ont donné des nationalités, des identités, une éducation, un refuge… accompagnés de quelques défis aussi – principalement le défi de rester en vie alors que je grandissais dans la zone de guerre de Beyrouth. Néanmoins, cela a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui et je suis très fier de mon riche héritage (dont je parlerais un peu plus, tout au long de cet article).
Être arménien au XXIème siècle, c’est une bataille constante pour une identité nationale {…}
J’éprouve également dans mon coeur une sensation de joie et de fierté intense lorsque je pense aux Républiques d’Arménie et du Haut-Karabakh. Chacune de mes visites dans mes terres natales n’a fait que renforcer cette sensation et affermir ma foi chrétienne. Les terres natales où mon identité est profondément ancrée dans le sol et où mon sentiment d’appartenance est révélé.
Et il y a des raisons pour cela.
En tant que troisième génération d’arménien vivant en diaspora, je porte sur mes épaules, avec tous les arméniens que je connais, la douleur du Génocide. Nous portons la douleur de nos ancêtres qui ont été massacrés et la douleur d’être interdit de vivre dans le pays qui nous revient de droit.
En 1915, mon père fut déporté de sa maison à Antep (aujourd’hui Gaziantep). Il avait alors à peine un an. Sa famille s’est installée à Alep en Syrie et a ensuite déménagé à Beyrouth au Liban, où je suis né. Ma famille a perdu 25 de ses membres durant le Génocide arménien perpétré par la Turquie ottomane de 1908 à 1915, ainsi que leurs propriétés physiques. Je ne les ai pas rencontré mais je les connais car je chéris la mémoire et l’héritage qu’ils ont laissé derrière eux à travers ceux qui ont survécu. Je vois leur visage à chaque fois que je regarde les vieilles photos de mes albums de famille et j’imagine une vie à Antep et ce qu’elle aurait pu être s’ils avaient vécu.
Aussi ironique que cela puisse paraître, cette douleur a, en quelque sorte, donné encore plus de sens à ma vie. Cette même douleur m’a ouvert les yeux et je me rends compte qu’il est possible de vivre, de prospérer et d’avoir espoir en la vie. Vivre et prospérer en tant qu’arménien en diaspora, loin de sa terre natale, mais ne jamais, même pour une minute, abandonner cet espoir qu’un jour, nous retrouverons notre patrie. Bien que notre patrie (l’Arménie historique) ne soit pas « accessible » pour le moment, les Républiques d’Arménie et du Haut-Karabakh le sont.
{…} « Je chéris la mémoire et l’héritage qu’ils ont laissé derrière eux à travers ceux qui ont survécu. »
Au cours de mes recherches sur le concept que la douleur et la souffrance peuvent rassembler les gens, je suis tombé sur le travail de Walter Brueggemann. Brueggemann est un éminent théologien américain qui pense que la tâche du ministère prophétique et de l’imagination est d’amener les gens à s’impliquer avec leur expérience de la souffrance et de la mort, ce qui mobilise et rassemble les personnes vers l’espoir. Brueggemann explique que cet espoir aide les individus à s’éloigner du désespoir qui pourrait autrement sembler insoluble ou sans fin.
Je crois véritablement que la guerre actuelle dans le Haut-Karabakh, qui dure depuis presque un mois maintenant, peut générer ce même espoir. Cet espoir, qui est le ministère prophétique du peuple arménien, va éloigner la douleur et le désespoir du Génocide arménien pour les transformer en paix et en justice – la paix et la justice que les arméniens ont attendu toute leur vie.
Pour donner un peu de contexte à cette guerre, voici une petite histoire de la région :
La République d’Artsakh ou du Haut-Karabakh est de fait un état indépendant et partage des frontières avec l’Arménie, l’Iran et l’Azerbaïdjan. L’Artsakh est considéré comme la seconde République d’Arménie. La capitale du Haut-Karabakh est Stepanakert et est la plus grande ville de la République d’Artsakh. C’est le centre culturel, économique et éducatif de la région. Stepanakert est localisée sur les pentes est de la chaine de montagne de Karapakh, sur la rive gauche de la rivière Vararakn. La capitale était originellement nommée d’après cette rivière mais fut rebaptisée en l’honneur du politicien bolchévique et révolutionnaire Stephan Shahumian.
Stepanakert est une ville moderne avec des rues larges et propres, des nouveaux bâtiments et de beaux parcs. Après la chute de l’empire russe, la région du Haut-Karabakh, principalement peuplée d’arméniens (99.7%), a été revendiquée par la République Démocratique d’Azerbaïdjan ainsi que par la Première République d’Arménie lorsque les deux pays sont devenus indépendants en 1918, ce qui donna lieu à une courte guerre dans la région en 1920. Le conflit fut rapidement écarté lorsque l’Union Soviétique imposa un contrôle sur la région et créa l’oblast autonome du Haut-Karabakh au sein de la RSS d’Azerbaïdjan en 1923.
Lorsque l’Union Soviétique tomba, la région émergea à nouveau et devint le sujet de ce que je vois comme étant une série de guerres et de souffrances sans fin entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En 1991, un référendum eu lieu au sein de l’oblast autonome du Haut-Karabakh et de la région voisine de Shahumian qui résulta à une déclaration d’indépendance. Des conflits ethniques entre arméniens et azéris menèrent à la guerre du Haut-Karabakh de 1991 à 1994 qui s’arrêta avec un cessez-le-feu le long des frontières actuelles.
Les récentes frappes militaires et la guerre contre le Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, la Turquie et les djihadistes islamistes sont actuellement une question de vie ou de mort pour les arméniens. Tandis que j’écris mes pensées sur le papier, la capitale Stepanakert et d’autres villes sont très gravement bombardées. Les églises et d’autres monuments historiques du pays sont réduits en cendres et des centaines de civils innocents meurent. L’Azerbaïdjan et la Turquie rassemblent 90 millions de personnes. A l’inverse, les populations d’Arménie et du Haut-Karabakh cumulées ne regroupent que trois millions de personnes. Je ne peux pas m’empêcher de penser à l’histoire de David et Goliath dans la Bible, surtout lorsque je regarde les différences de pouvoir.
Est-ce que l’histoire se répète ? Il semblerait que oui. 105 ans plus tard, nous nous retrouvons face au même pouvoir qui essaye de nous mettre à genoux.
Nous sommes néanmoins dans un scénario différent aujourd’hui de celui des crimes et de l’épuration ethnique de 1908 et 1915. Laissez-moi vous dire le fond de ma pensée.
Le 30 septembre 2019, j’ai eu le plaisir de me rendre à Stepanakert dans le Haut-Karabakh, pour la deuxième fois, afin de présenter mon livre La vie des arméniens en diaspora : telle que je l’ai vu. L’événement s’est tenu à l’Université nationale du Haut-Karabakh. J’ai également rencontré le ministre des affaires étrangères durant cette visite. J’ai profité du magnifique paysage et de mes compatriotes arméniens vivant dans le Haut-Karabakh. Ils ont partagé leur passion pour leur terre et pour l’identité arménienne. Le paysage est tellement beau et les personnes le sont encore plus. Un an plus tard je suis encore émerveillé de toute cette beauté. C’est réellement bouleversant.
La guerre actuelle dans le Haut-Karabakh est, en un sens, une bataille pour garder cette beauté, celle du paysage et du coeur des habitants. La beauté d’être arménien en réalité. C’est cette beauté qui est si passionnément protégée par les soldats arméniens qui sont engagés dans la défense de leur terre jusqu’au point de devenir martyres. Les jeunes garçons des premières lignes s’engagent dans le combat car ils veulent vivre, avec dignité, une vie sur leur terre natale.
Quoi qu’il en soit, mon intention lorsque j’ai écrit cet article n’était pas de parler de la guerre du Haut-Karabakh pour en étudier son impact sur la scène géopolitique actuelle dans cette région du monde. Il y a beaucoup de guerres par procurations aujourd’hui dans le monde et une tonne d’analyses politiques sont publiées dans les médias. On pourrait écrire quatre pages pleines sur cette guerre. Mon objectif dans cet article est plutôt de donner le point de vue d’un arménien ordinaire avec un fort attachement à son héritage national, culturel et chrétien, croyant que ce dernier est possible grâce à la terre natale.
Du point de vue d’un patriote, aucune guerre ni aucune force physique ne peut éradiquer la beauté du Haut-Karabakh. Les arméniens veulent la paix, la justice, et le droit à l’autodétermination et la reconnaissance de leur territoire. Du point de vue d’un arménien vivant dans une diaspora dispersée, je vois un carnage et une instabilité : un prix très élevé que nous continuons à payer dans notre combat pour la paix et la justice.
La terre qui appartenait à l’Arménie faisait 300.000 km2. La république d’Arménie actuelle fait 29.743 km2. Nous avons perdu quasiment 90% de nos terres au fil des ans, durant le Génocide et les nombreux bouleversements politiques qui ont suivi. Il n’y a effectivement plus beaucoup de terre à céder, n’est-ce pas ?
Les arméniens veulent la paix, la justice et le droit à l’autodétermination et la reconnaissance de leur territoire.
Alors que j’apprends l’évolution des combats violents tout en étant à plusieurs kilomètres de distance, mes prières vont à mes compatriotes arméniens. Je soutiens mon peuple qui se bat pour rester en vie avec dignité. Je soutiens mon armée dans le Haut-Karabakh qui se bat pour la paix et la justice. Que les âmes des soldats arméniens et des martyres civils reposent en paix.
La beauté du Haut-Karabakh ne s’effacera jamais, et ne sera pas éradiquée.
Pour en revenir à l’histoire biblique de David et Goliath : David bat Goliath, même si le combat est les dynamiques de pouvoir sont inégales. David bat Goliath car il se bat pour la BONNE cause.
C’est la guerre des arméniens pour la paix et la justice. C’est à travers cette bataille pour la paix et la justice qu’ils créeront le BIEN.
Et le BIEN l’emporte toujours.
Octobre 2020
Traduction ACO
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Hrayr Jebejian est le secrétaire général de la Société Biblique dans le Golfe. Il a obtenu son doctorat en théologie sur l’engagement biblique au séminaire théologique de New York. Jebejian est l’auteur de trois livres, ainsi que d’articles publiés dans des journaux académiques et des encyclopédies. Il a reçu la médaille de l’ambassadeur de la terre natale du Ministère de la Diaspora de la République d’Arménie.
